Une petite histoire (avec de la musique) de la part d’un Kyivien avec un passeport russe. Le passeport n’a de l’importance que parce qu’il justifie mon apparition sur ce site. Les roquettes, elles, ne te demandent pas tes papiers.

Cette histoire raconte comment mon enfant et moi nous avons préservé notre santé mentale en mars 2022.

En tant que musicien, je me réfugiais d’abord dans les exercices, puis dans l’improvisation libre. Chaque soir, j’avais quelques minutes pour m’enregistrer, pendant que Séraphin transformait la baignoire en parc aquatique. J’enregistrais sans aucune règle, je prenais simplement la kalimba, ou je posais le synthé sur la table, et je jouais ce qui me passait par la tête… En ces moments-là, c’était le seul moyen dont je disposais pour essayer de faire face à ce qui déferlait sur nous. Rassembler, à partir de rien, le sens évaporé, débloquer le rythme intérieur, faire revenir la sensation de son corps et de sa respiration, émerger de cette paralysie.

On n’expliquait pas à l’enfant ce qui se passait. Le spectre de l’autisme, un monde à lui, les troubles de communication et de compréhension. Et une perception très fine de l’humeur et de l’atmosphère environnantes. Comment faire rentrer dans la tête d’un enfant qui a des soucis avec la logique ce qui ne rentre déjà pas dans la tienne ?

Séraphin a un rapport personnel au champ sonore. Il est rare qu’il s’interroge sur les sources des sons ou se hâte de discuter leur caractéristiques, mais il est évident qu’il laisse passer ces vibrations à travers son être et essaye même de les imiter avec son appareil vocal. Il est sensible aux fausses notes, à tous les bruits forts et aux bourdonnements à basse fréquence. Il court fermer la porte quand la machine à laver ou le blender s’allument dans la cuisine et se bouche les oreilles en entrant dans l’ascenseur (il n’a que récemment arrêté de se boucher les oreilles dès son entrée dans l’immeuble). Et voilà qu’un jour, ce monde déjà bien étrange a été agrémenté de véritables explosions. Plus des bruits de fond qu’un fracas, mais ils sont vite devenus une partie importante de notre bande-son. Et, en cette fin d’hiver, difficile de les faire passer pour le bruit de l’orage.

Séraphin s’était mis à les imiter presque tout de suite. Il avait ressenti quelque chose de malaisant et essayait de l’intégrer à sa réalité. C’était assez ressemblant – ça, il sait faire ! Au début, sa voix répondait, en quelque sorte, aux lointains grondements, et c’était une réponse appropriée à une réalité qui partait en vrille, mais ces réponses avaient commencé à vivre de leur propre vie. Ces clameurs rauques pouvaient surgir à tout moment, qu’il regarde un dessin animé, assemble un puzzle, mange ou dorme. Souvent, ces sons se groupaient en séries de trois à cinq : tout d’abord, les plus menaçants, pour finir par des grouinements rigolos (de « cochochiens »(1) satisfaits de leurs méfait ?) Petit à petit, les roulements de tonnerre ont commencé à s’immiscer dans la parole : d’abord dans les consonnes, puis dans les voyelles accentuées et enfin dans les voyelles atones – ce qui achevait de désespérer tout l’entourage. Se hissant sur un tabouret, Séraphin imitait un petit oiseau – et son petit oiseau hurlait comme un bombardier. Chaque jour qui passait, il y avait davantage de hurlements d’ours et d’excès dramatiques dans sa parole confuse. Parfois, je ne pouvais pas me retenir de rire, et j’applaudissais même, mais derrière ça il y avait aussi la peur. Le spécialiste qui suit l’enfant depuis longtemps nous a assurés que tout était réversible, mais pas avant que le monde qui nous entoure ne redevienne sûr. Le monde a ses problèmes, Séraphin n’est pas dans ses priorités.

Pendant qu’il accompagnait les dessins animés de son hurlement, j’étais assis derrière et j’accompagnais l’ensemble avec la kalimba. Et quand il barbotait dans la baignoire, je me précipitais pour utiliser ce précieux temps de studio : une demi-heure ou une minute, ça dépendait. Le jour de cet enregistrement, j’ai eu de la chance : j’ai tout de suite été dans le bon état d’esprit, il a largement suffit d’un quart d’heure. Je n’ai même pas été trop contrarié quand un ours sachant compter jusqu'à centillion a fait irruption dans le fragile tissu musical.

Avant la guerre, je ne jouais quasiment pas de la kalimba. Offerte par ma femme, elle attendait sagement son heure sur une étagère. Avec le début des opérations militaires, je me suis mis à la trifouiller tous les jours, parfois durant des heures. Gammes, marches harmoniques, mélodies folkloriques d’après les partitions, improvisations… Ma femme me regardait – sans une ombre d’ironie – comme un homme attelé à une tâche très importante. Ces claquements, à défaut de donner un sens au monde environnant, apportaient de la lumière. Une lumière vitale qu’il fallait extraire de quelque part.

Au mois de mai, le tic nerveux de Séraphin est passé, même si les fréquents orages – ou les bombardements devenus rares – font parfois revenir ces crises. Heureusement, c’est passager. Le résultat est, comme toujours, à la hauteur : les gens sursautent de peur. Si, à chaque fois, tu essayes de bloquer, tu risques d’attraper un nouveau tic. Mais ce n’est pas si grave, on tiendra le coup.


(1) Свинособака – Mot-valise formé à partir des mots russes pour « cochon » et « chien » (probablement calqué sur la notion allemande de Schweinehund). Depuis 2014, insulte ukrainienne envers les Russes.

Traduit par Lëshat

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