Militantes


Nous étions déjà sur le terrain quand la guerre nous a surprises. Nous nous sommes figées, désarmées, pitoyables et impuissantes, et nous avons vu nos corps se confondre jour après jour avec ceux d’occupants et d’agresseurs juvéniles, devenant des traits sanglants et indéchiffrables sur des champs enneigés. Pendant ce processus, j’éprouve périodiquement un sentiment de dissociation, comme si je n’étais plus moi, comme si je flottais au-dessus du vide de mon propre corps, aussi schématique qu’une photo satellite. La première fois que j’ai éprouvé ça, c’était après avoir été violée, et voilà que ça revient.

Je m’attelle à la transcription d’un entretien avec une Ukrainienne que des soldats russes ont violée la semaine dernière. En parallèle, je réécoute plusieurs fois l’enregistrement audio d’une Russe torturée par des policiers, j’écoute et je transcris attentivement pour pouvoir en publier une citation(1). « Saleté, je vais te péter la gueule… <???>… je vais te buter ! » La Russe, je sais qui c’est, je reconnais sa voix ; l’Ukrainienne, je ne la connais pas. Leurs voix se ressemblent et j’ai peur de confondre les deux enregistrements.

Nos corps se confondent jour après jour avec ceux de violeurs juvéniles et bourrés. J’ai essayé de faire mon nid au sein de chaque soldat russe pour comprendre où résidait ma faute. Apparemment, ma faute était partout. Elle sentait l’haleine alcoolisée, le corps couvert d’urine, le vomi coagulé au matin par la gelée du printemps. Il y a une heure, j’ai lu le commentaire d’une compatriote qui se réjouissait des violences faites aux femmes ukrainiennes. Elle l’ont bien mérité, ces banderites(2). Cette compatriote disait qu’elle aussi, on l’avait battue, et qu’on l’avait battue pour une bonne raison : les gens ne sont pas des bêtes, ils ne vont pas frapper et tuer juste comme ça. Il y a toujours une raison : elle trompait, elle rentrait tard, elle menaçait, elle vivait sa vie. Et c’est comme ça que les bleus, le sang et les déchirures ont migré des corps de femmes russes vers d’autres corps, plus éloignés. Vers les corps des ennemis. « Me fais pas mal, va faire mal à Natacha, passe de Fedot à Jacob, de Jacob à chacun »(3).

Si on regarde longtemps le soleil, son contour restera imprimé sur la rétine pendant un moment : où que tu regardes, l’écho du soleil apparaîtra et masquera tout ce que tu verras. C’est pareil pour la violence : si tu la regardes longtemps, tu finis par ne voir plus qu’elle, même les yeux fermés tu vois la violence, tu la vois en rêve, mais un jour tu te réveilles et tu deviens quelqu’un d’autre, quelqu’un qui ne peut plus ne pas voir. « Où étiez-vous ces huit dernières années ? » demande une voix artificielle qui tente de détourner notre attention de la guerre vers un trou noir démagogique. Ces huit dernières années, nous n’avons cessé d’observer la violence, nous avons étudié ses usages, nous nous sommes faites à la violence, nous avons les yeux de la violence, ses traits, son souffle, ses mimiques. Nous nous sommes confondues avec elle afin de l’arrêter. Nous sommes devenues la violence en nous y opposant. Nous sommes compatriotes de violence.

Nous ne sommes pas capables de regarder les souffrances d’autrui, nous sommes encore absorbées par les nôtres. Nous refermons Susan Sontag, nous refermons Hannah Arendt, nous avons déjà lu tout ça en purgeant nos peines d’emprisonnement temporaire(4), nous ouvrons une bouteille de vin, en ce moment ça coûte moins cher que les serviettes hygiéniques. S’enivrer, ou bien ne pas se vider de son sang ? « Maman, tu as du sang jusqu’aux coudes », crie joyeusement un enfant russe dans la rue en fête.

C’est le retour de l’éternel 9 mai, buvons donc au fait que

jamais plus nous ne reproduirons ce que nous avons reproduit


J’écris tant qu’il y a de la lumière dans ma cellule. Un homme en uniforme est responsable aujourd’hui de ma lumière, il me parle sans grossièretés, j’ai l’impression qu’il n’est pas moins étonné de ma présence que moi, et que l’étonnement adoucit ses intonations d’agent de l’État surmené.

J’occupe seule une cellule prévue pour cinq personnes, et peut-être que je passerai dans la solitude ces quinze jours d’emprisonnement, du 8 au 23 février. J’ai passé la nuit précédente par terre dans une cellule crasseuse et aveugle du commissariat de Tverskaya(5). J’y avais été acheminée de force par deux hommes en civil qui s’étaient présentés comme des agents de la police criminelle. Ironiquement, j’étais dans un café et je venais tout juste de dédicacer mon livre Les filles et les institutions à mon ami Piotr quand ces hommes sont apparus. La dédicace disait :

« La Russie sera libre – et nous ne manquerons pas de fêter ça ».

Le livre a fini avec moi au poste. Visiblement, ce n’est pas dans les quinze prochains jours que la Russie sera libre.

Au commissariat, j’étais très inquiète pour mes affaires. Quand ils m’ont enlevé mes boucles d’oreilles et mes bagues, je me suis sentie comme un cyborg dont le corps était prolongé par des bouts de métal recourbé. Même si mes appareils n’avaient aucune autre fonction qu’esthétique, c’était comme si on m’avait privée de mes forces et de ma capacité d’action.

Aujourd’hui, c’est mon premier jour, et j’attends avec impatience qu’on m’éteigne la lumière. Deux ou trois jours après seulement, je comprendrai que je peux demander à ce qu’on l’éteigne, il suffit pour cela de tambouriner contre la porte en fer jusqu’à ce que l’agent de garde jette un œil par ta lucarne. C’est un drôle de retournement de situation, auquel il faut s’habituer : ici, on ne frappe pas à la porte de l’extérieur, c’est toi qui le fais de l’intérieur.

Dans la cellule du commissariat de Tverskaya, on n’éteignait pas la lumière, je n’ai donc pas pu dormir et je suis restée assise par terre au milieu de matelas qui puaient en attendant mon procès. Il n’y avait pas de fenêtres dans cette cellule, mais un plafond à six mètres du sol qui renvoyait un puissant écho au moindre bruissement. Pendant près de trois heures je me suis occupée en chantant toutes les chansons que je connaissais. Le son de ma voix se multipliait au contact des murs délabrés et revenait jusqu’à moi, emplissant et apaisant mon corps. Je chantais d’heure en heure plus fort, étonnée qu’on ne me demande pas de me la fermer.

En sautant de Janna Aguzarova à Taylor Swift, je disposais autour de moi les affaires qu’on m’avait autorisée à garder : mon livre, un bonnet bleu en tricot, une doudoune noire, une bouteille d’eau. Les bagues qui manquaient à mes doigts y avaient laissé des marques blanches comme des cicatrices, et un peu plus haut, à l’intérieur de mes deux bras, on voyait les marques noires de mes tatouages. Il semblerait que mon regard sur la pratique carcérale des tatouages ait changé : ce n’est pas seulement un langage servant à communiquer, c’est aussi, de tout ce qui t’appartient, ce qu’on ne pourra pas t’enlever si facilement.